ArticlesVersus 3

Article du magazine
Versus n°3
Juin / Aout 2005

Voici des scans du magazine français Versus 3

La couverture

Edito, Pub, et Review

Article

 

On avait quitté Trent Reznor, Mr Nine Inch Nails ['cause <<Nine Inch Nails is Trent Reznor>> si l'on s'en réfère au propos définitif et toujours d'actualité figurant sur Pretty Hate Machine [1989]. carte de visite annonciatrice d'une oeuvre qui s'avèrera fondamentale et brillante], en 2002 avec Still, sorti presque confidentiellement, sublime album intimiste, pendant profondément mélancolique et faussement calme au gigantesque et ambitieux The Fragile [1999], où Reznor, roi torturé de l'indus metal electro, seul avec son piano, sortait les cadavres du placard et nous livrait ses derniers tourments... Avant quoi ? Des années de silence relatif, hormis un live retraçant la dernière tournée de 1999 - époustouflante - et son DVD, puis l'annonce d'un nouvel album dès la fin 2003. Et comme toujours avec ce perfectionniste acharné, l'attente. Cinq ans d'<<ordinaire>> entre chacun de ses albums bourrasques. Sauf que pendant que nous trépignions, Reznor doutait et était habité par la peur, le vertige. Into the void. Encore. <<J'avais peur de mon manque de talent, peur que rien ne soit assez bon. Une véritable angoisse gouvernait mon travail à ce moment-là.>> déclarait-il à une télévision américaine il y a peu. C'est pourtant un Trent Reznor souriant, jovial, posé et loquace que nous rencontrons à Paris pour vingt petites minutes d'entretien lors de sa semaine européenne de promo pour With Teeth, nouveau brûlot déroutant au premier abord. La créature a sorti ses crocs pour combattre ses démons et veut le faire savoir, sans rien sacrifier du génie qui l'habite. Petite leçon de vie par le maître, confidences et retour sur la genèse de cet album entre autre...

Le dernier signe de vie que nous ayons eu de Nine Inch Nails en studio était Still, qui conjuguait à la fois une réinterprétation de morceaux anciens et une avancée vers des horizons nouveaux comme pour le morceau <<And All That Could Have Been>> ou des instrumentaux atmosphériques, ambiants et mélancoliques. Dans quelle mesure cet album particulier a influencé le début d'écriture de With Teeth ?

T.R: Hmm, il n'a pas vraiment eu d'influence pour être honnête avec toi. J'aime énormément Still, il vient d'un recoin très sombre... c'était la fin d'une ère pour moi.
Après que nous ayons fait l'album live [ndlr: And All That Could Have Been] et alors que Still n'avait été sorti qu'en tant qu'oeuvre connexe, pour compléter le live [ndlr: en fait disponible soit sur le site officiel à l'époque, soit dans le coffret And All That Could Have Been], ça a été une période de grand changement dans ma vie. Sur un plan personnel, j'étais au plus bas, je me battais contre diverses dépendances et pendant longtemps, je niais beaucoup de problèmes. Still représente donc la dernière étincelle, lueur de vie... et la raison pour laquelle ce nouvel album a pris tant de temps à sortir, c'est que j'ai eu besoin de quelques années pour remettre de l'ordre dans ma vie. Parce que c'était vraiment très bordélique voire hors service [ndlr: <<out of order>>].
Et en 2001, j'ai décidé d'essayer de rester en vie, d'arrêter la drogue et de me débarasser de l'alcool et j'ai russi. J'ai alors décidé de me consacrer quelques années à me retrouver, m'aimer à nouveau, parce que j'avais vraiment atteint un stade où je me détestais, et détestais ce que j'étais devenu, je haïssais mon travail, la musique et tout le monde, tu vois. La vie n'avait plus vraiment de sens. Donc j'ai pris un peu de temps pour me retrouver à nouveau, me sentir mieux et c'est arrivé ! Les choses ont changé, ne serait-ce qu'avec le fait d'être sobre, j'ai bientôt réorganisé ma vie au lieu de m'engourdir, de me <<légumiser>> et elle reprenait sens: je regagnais ma confiance en moi, et recommençais à m'aimer de nouveau. Est alors apparue la question de savoir si je savais encore écrire, si j'avais encore quelque chose de pertinent à dire, ou alors de réaliser que mon cerveau avait tellement été endommagé que tout était fichu. Et ça aurait pu être le cas. Or, je ne voulais pas vraiment envisager cela peu de temps après avoir commencé mon sevrage. Je préférais me sentir bien en tant qu'être humain pour avancer à nouveau. Donc je ne me souciais pas vraiment de ma carrière parce que cet aspect ne voulait plus dire grand-chose pour moi à ce moment-là.. J'ai vraiment reporté mon attention sur moi de toute façon au moment où je me suis senti mieux j'ai alors commencé à travailler sur le nouvel album, au début de l'année 2004. Les idées ont commencé à affluer, et ce fut un nouveau départ: j'ai rencontré de nouvelles personnes aussi, découvert que mon manager avait en quelque sorte mal géré, perdu beaucoup d'argent, chose à laquelle je n'avais pas prêté attention quand je n'étais pas sobre. C'était mon meilleur ami dans la vie, la plus longue amitié que j'avais jamais eue. Ca craint vraiment mais ça a été le déclic pour que beaucoup de choses changent: que ce soit la fermeture du studio Nothing Records à la Nouvelle-Orléans, mon déménagement de la Nouvelle-Orléans à Los Angeles, l'enregistrement du nouvel album.. Quand je regarde a posteriori, With Teeth est un vrai nouveau départ, je pense...

Visiblement... mais il est pourtant totalement identifiable...
Oui, c'est aussi une continuité. Je ne voulais pas dire qu'il était nouveau dans la façon dont il sonne, ni l'approche mais nouveau dans la façon dont je l'ai écrit; mon état d'esprit et ma confiance en moi-même étaient tellement différents... Et les choses que j'avais à dire l'étaient aussi. Pour en revenir à Still, son processus de composition s'apparente plutôt à l'image d'un cadavre dont on veut se débarasser délicatement, une sorte de coda, un point final... Je l'aime bien mais il est très difficile pour moi de l'écouter maintenant, [ndlr: il hésite un instant]... en ce moment.

With Teeth semble en effet, au niveau des textes, traiter principalement de la reconstruction de l'individu, après ce que tu viens de dire on cerne à quel point c'était cathartique, est-ce que c'est la raison pour laquelle le titre provisoire de l'album, <<Bleed Through>>, a été abandonnée: parce qu'il appuyait de façon trop évidente sur le processus douloureux de la <<renaissance>> ?
Eh bien avant que je commence à écrire l'album, j'avais en fait échafaudé une histoire, un concept. J'ai cru qu'il suivrait ce chemin-là, quelque chose de narratif, un peu comme un scénario avec des chansons, je ne l'envisageais pas comme une comédie musicale non plus, mais il suivait un chemin narratif. Et je me suis retrouvé avec plusieurs fins, et j'avais élaboré le thème et tout, avec un titre, le titre des morceaux et quand j'ai commencé à écrire les chansons, j'ai été surpris de voir qu'elles venaient comme si elles vivaient par elles-mêmes, comme des chansons, au lieu d'être des pièces de puzzle, des petits morceaux d'un ensemble très massif, en tant qu'entités indépendantes. À partir d'un moment, probablement lorsque cinq d'entre elles furent écrites, et qu'elles continuaient à suivre cette direction, j'ai eu l'impression que ça m'échappait parce que ça devenait une charge trop lourde, que je forçais le processus et imposais une gravité à un disque qui n'en avait peut-être pas besoin. Mais ce n'était pas par fainéantise que j'ai fait ça... Et je ne m'attendais pas à ce que ces titres sonnent aussi bien et qu'ils parviennent aussi bien à exister en tant qu'individualités et le fait d'essayer de les imbriquer les unes aux autres m'a paru daté. J'ai donc commencé à abandonner l'idée générale de ce concept.
Je pense que ce qui s'est passé c'est que... enfin, maintenant ça ressemble à une compilation de morceaux, treize chansons qui vont bien ensemble. Même si ce n'est pas une nécessité qu'elles soient placées les unes à côté des autres pour que ce soit cohérent.

Contrairement à The Fragile ?
The Fragile était différent... Cet album se devait d'être écouté dans l'ordre du tracklisting pour prendre tout son sens pour moi, et The Downward Spiral fonctionnait comme un bloc. Je ne suis pas en train de dire que With Teeth serait issu d'une idée avortée, d'un échec, qu'il se serait fait ainsi par défaut, pour ainsi dire. Non. Simplement, je l'ai écrit tout à fait différemment des deux précédents et je suis sûr que ça s'en ressent.

Et le processus d'écriture plus précisément... ?
J'ai commencé à écrire des paroles, puis à les chanter au piano. En fait, j'avais loué une chambre à Los Angeles avec seulement un piano, une boîte à rythmes et un quatre pistes. Je m'étais imposé de faire tous les dix jours deux morceaux, chant et texte définitifs compris. Et c'est à partir de là que j'ai fait des demos aux arrangements basiques. Puis je les ai mises de côté. J'y suis revenu, je me suis penché dessus à nouveau et j'ai sélectionné celles que je pensais être les meilleures. C'est alors que je les ai réarrangées en studio. D'ailleurs les deux derniers albums, The Fragile et The Downward Spiral, je les ai commencés en studio. Parce que je considérais ce lieu comme mon instrument à proprement parler. Donc je m'y asseyais et voilà. Je me suis rendu compte d'ailleurs que l'écriture commençait à devenir la même chose que l'arrangement, la production et l'élaboration d'une architecture sonore [ndlr: <<sound design>>]... Parce que ça se passait alors ainsi: j'allais au studio, j'avais une ébauche d'idée, je commençais à bidouiller et peut-être alors en jaillissait un son qui m'amenait à des lignes de guitare, lesquelles conduisaient à un plan de batterie qui lui-même me guidait à des mots qui collaient et induisaient encore autre chose. Et à la fin de la journée ou de la semaine, je me disais: <<Okay, ça, c'est fait. Je passe à quoi maintenant ?>> En fait, normalement tu ne reviens pas sur ce que tu as déjà fait et tu ne le réenregistres pas parce que c'est déjà stocké en quelque sorte... et je pense que je voulais en fait en finir avec ce processus qui consistait au final à ce que l'écriture ne soit plus qu'une accumulation de mots et de changements d'accords. Cela m'a incité à me concentrer davantage sur la mélodie et les paroles que par le passé. Et pour je ne sais quelle raison ça a aussi contribué à faire de ces morceaux des chansons au sens plus classique du terme [ndlr: <<more songy>>]. Je ne dis pas que c'était mieux ou moins bien, je dis juste que c'était une stratégie différente de travail. Et ça a été très productif finalement, par conséquent, j'ai une bonne partie d'un autre album qui est terminée maintenant. On verra bien ce que ça donnera, mais ça n'était jamais arrivé jusqu'alors, tu sais... [ndlr: petit sourire malicieux et satisfait]

Le single <<The Hand That Feeds>> est un vrai tour de force d'une part où il est musicalement parlant très accrocheur et d'autre part, quand on se penche sur les paroles ou qu'on se contente de regarder le clip [ndlr: clip dépouillé qui va à l'encontre du diktat commercial qui voudrait qu'un groupe de cette envergure sorte une vidéo plus léchée et chère], il est bien plus subtil et narquois qu'il n'y parait au premier abord.
Oui, ce morceau sort de l'ordinaire parce que... [ndlr: il hésite], je suis mitigé... quant au résultat... je me souviens de la première fois où je l'ai joué... [ndlr: il se redresse sur son dossier] je déteste tellement ce qui se passe dans la vie politique américaine en ce moment que je ne peux pas m'empêcher de le laisser s'exprimer ! Je ne voulais pas faire un morceau dont le propos aurait été: <<J'ai été écrit en 2004 et j'en ai ras-le-bol de cette tête de con de G.W. Bush [ndlr: <<G. W. fuckhead Bush>>]>>. Mais c'était assez tenace comme sentiment. C'est tellement rageant et ça me rend malade d'être dans cette situation, dans ce pays... Quelqu'un est élu, commence une guerre, détruit l'économie du pays, ment à la population, est un attardé et qu'est-ce qu'on fait ? On réélit légitimement ce type !
Aux USA, et je ne suis pas fier de le dire, le citoyen lambda ne prête pas vraiment attention à ce qui se passe dans le monde, et on a un peu l'impression, en tout cas c'est ce que j'ai ressenti, qu'en même temps on ne sait jamais vraiment ce qui se passe, que ce qu'on nous balance c'est de la propagande, tu ne sais pas qui est vraiment à la tête du pays. Mais ce n'est certainement pas ce type ! Ce sont les grandes entreprises. Et le vote, et la démocratie, ce n'est qu'une illusion, vraiment qu'une illusion. Les grandes compagnies obtiennent tout ce qu'elles veulent et on ne peut rien y faire. Et en même temps, on ne largue pas les bombes au-dessus de nos têtes et tout ça c'est bien loin. C'est horrible de penser de cette manière, mais c'est ce qui est vraiment enraciné ici dans les mentalités. Vous avez Fox News ici d'ailleurs, par le satellite par hasard ?

On a au moins CNN par le câble en tout cas...
CNN ne porte plus le flambeau de l'information parce qu'il s'est fait damer le pion par Fox News, mais pour te dire, la situation est telle aux USA qu'il n'y a plus d'information du tout, mais juste une campagne de propagande. C'est tellement poussé que ça en devient ridicule... enfin... je reviens au morceau.
<<The Hand That Feeds>> est né comme ça, le problème avec le fait qu'il sorte dans ce contexte politique avec les paroles et la musique c'est que... Je parlais de confiance précédemment, de la volonté d'essayer de faire des choses et ça pourrait paraître bizarre mais, pour moi, c'est plus risqué maintenant de faire cela que si j'écrivais un morceau de musique opaque et impénétrable qui soit l'exemple d'une <<épopée artistique>> alors que c'est plutôt ce qu'on attendrait de moi finalement, comme si j'étais en territoire conquis, sans me mettre en danger. Et personne n'irait se moquer de moi justement parce que ce serait de l'art, et ce serait quelque chose de dur, pas immédiat, pas accessible ou quoi que ce soit. Mais faire une chanson pop de trois minutes qui soit accrocheuse, c'est bien plus dangereux pour moi finalement. Et quand j'ai écrit <<The Hand That Feeds>>, je me suis dit <<Oh, c'est tellement un morceau "jetable" !>>. C'est juste un riff simple, ça n'a pas assez d'importance, ce n'est pas la chanson la moins accessible que j'aie jamais faite, ce n'est pas la plus... Elle n'a pas dix changements de tonalité, elle n'est pas assez intellectuelle, c'est plutôt stupide, c'est plutôt évident !
Mais bon, c'est plutôt entraînant, je l'aime vraiment et je me retrouve à la chanter au réveil. Et je me rends compte que toutes les choses que j'ai dites n'étaient pas vraiment fondées, c'est juste que j'avais peur de sortir un disque qui puisse susciter la critique. Ou alors ça aurait pu m'empêcher de toucher une partie du public si j'avais cédé à cette peur et que je ne l'avais pas mise sur l'album, tout simplement parce que je suis toujours soucieux de ce que peuvent penser les gens.
Mais je l'aime bien. Ceci dit ce n'est pas spécialement moi qui choisis quel titre sera proposé comme single. Moi, je me <<contente>> d'écrire le titre et quelqu'un décide qu'il est accessible C'est le marketing ça... En résumé: je ne crois pas que <<The Hand That Feeds>> soit la meilleure chanson que j'aie jamais écrite, sûrement pas la plus important, la plus audacieuse ou innovante mais c'est une bonne chanson et puis dans le contexte de With Teeth, ça le servira, ça l'aidera à s'installer, parce qu'il y a certains autres morceaux qui ne sont pas aussi évidents, ni immédiats, qui ne se révèlent pas tout de suite et ont besoin d'une dizaine d'écoute pour être appréhendés.

Auxquels fais-tu allusion ?
Je pense que <<With Teeth>> en fait partie, <<The Collector>> aussi, pour lequel certaines personnes ne sont toujours pas entrées dedans, mais qui est mon morceau favori sur cet album, <<The Line Begins to Blur>> que j'aime bien mais qui nécessite... mais c'est difficile pour moi d'en parler parce que j'ai bien dû écouter trois mille fois chacun d'entre eux donc... Mais de toutes façons en regardant l'album dans son ensemble, je crois que ce morceau prend tout son sens.