ARTICLE PARU DANS ROCK&FOLK 322 JUIN 94

"NIN PROFESSION ANTECHRIST"

Le mois dernier, Philippe Ducayron recherchait desespérément le leader de Nine
Inch Nails ("Profession Antechrist part one: la traque"). Ce mois-ci, deuxieme
partie: la rencontre. Et une surprise: Trent Reznor, grand pretre du bruit
malsain, est un jeune homme posé...

part two: la rencontre

Très decontract', Trent Reznor s'affale sur le siège libre. Me serre la main.
La fourre ensuite dans son short et met l'autre dans ses cheveux. Il fait
claquer son chewing-gum. "Prêt ?". Prêt. L'entretien va durer une heure et demie


Plus d'une heure de musique, 14 morceaux et pas de single, pas de titre qui fixe
l'attention. En vous lançant dans cet album, est-ce que vous saviez ce que vous
faisiez ? Vous aviez des repères ?

Rien n'était pret. Ce disque, je le voyais comme un tout. Comme une grande
histoire ponctuée de chapitres. Je ne voulais pas que cela soit seulement des
chansons enchainées les unes après les autres. Sur un plan musical, je voulais
étonner les gens, ne pas faire du Nine lnch Nails typique. En avançant, je me
suis rendu compte que je ne voulais ni d'un disque metal, ni d'un disque dan-
sant. Je voulais me mettre en danger.

Vous vouliez prouver quoi ?

Que j'étais le seul maître à bord A l'époque de "Broken", j'avais besoin de
montrer à quel point NIN pouvait être violent. Cette fois-ci, je voulais faire
un disque morne, désespéré. Pour rentrer dans "The Downward Spiral ", il faut
plusieurs écoutes. Il faut que l'auditeur s'investisse. La récompense, c'est qu'
entre les grooves on découvre des trucs à mon sens intéressants. On ne peut pas
écouter ce disque en conduisant une bagnole.

Vous vouliez casser la règle du jeu mais les passages "surprenants" de l'album
-je pense à "A Warm Place", par exemple, avec sa partie de piano classique-
sonnent assez familiers.

(Ignorant l'ironie de la question) Ce morceau, c'est un instrumental, je pouvais
me lacher. Mon gros problème, ce sont les textes. Je prends plus de risque avec
ma musique, ça m'est moins personnel alors je peux y aller. Je peux jouer d'
autres musiques mais je n'ai pas les textes. Je suis trop conscient de ce que j'
écris. ,Ca m'est plus difficile. Plus douloureux.

Les textes viennent avant ?

C'est un processus simultané. J'écris les textes d'un côté, la musique de l'
autre. Ensuite, j'assemble. Un bout de phrase peut se connecter à vingt, cent
idées musicales Je bidouille beaucoup sur mes consoles, je fais des choses qu'
il ne faut pas faire. Les compositions prennent ainsi forme.

"Big Man With A Gun", c'est cette image du type prêt à se faire un trou dans la
tête qui vous a d'abord inspiré ?

Je déconnais avec ce riff, pas une merveille mais ça pouvait servir de base à
une courte chanson. Juste un riff, pendant une minute. Rien d'autre. Pas de
refrain. Rien à foutre. Je savais quoi exprimer dans cette chanson. Mais les
quelques phrases que j'ai ensuite écrites étaient si stupides que j'ai dû les
planquer quelque part. Je me disais: c'est de la merde. Je suis cornplétement
crétin. Un jour, en studio, je les ai ressorties. Pour voir. Ca allait pour une
minute. Ce n'est pas vraiment une chanson, c'est plutôt un point charnière de l'
album.

 BOSNIE

Pourquoi avoir séparé le disque en deux parties ?

J'étais séduit par l'idée de faire un disque bicéphale. Il y a une face pour les
bons jours, une autre pour les moments de déprime. Je ne pense pas avoir atteint
mon but. A la fin, les choses ont fini par se mélanger. J'étais sous l'influence
de "Low", de David Bowie. Pour tout vous avouer, c'est ce que j'ai essayé de
copier.
Bowie, vous l'avez découvert quand ?

ll y a quelques années. J'ai adoré "Scary Monsters"... Je viens d'un milieu
rural. Le peu de musique qui nous parvenait, c'était du Top 40. Un jour quelqu'
un a laissé "Hunky Dory" à la maison. J'ai écouté et c'est devenu mon disque
favori. Après, j'ai découvert "Low", "Heroes", "Lodger", "The Man Who Sold The
World": chaque chanson est surprenante. Ca m'intéresse cent fois plus que tout
ce qui a pu sortir ces dernières années. Je ne trouve rien d'excitant à la scène
de Seattle,rien de frais, de nouveau ou d'étonnant. La musique industrielle que
j'appréciais -les groupes de Wax Trax, Ministry, Skinny Puppy, Neubaten- est
morte. Aujourd'hui, c est soit du metal, soit de la techno édulcorée. Les mecs
de mon groupe aiment l'ambiant, The Orb, ce genre de merde... Etant moi-même
programmer, je sais à quel point il est facile de faire des trucs comme ,ca.
Ces dernières années, il n'y a rien qui m'ait donné envie de courir chez le
disquaire. Je suis plus impressionné par les vieux disques que j'ai raté

Vous n'êtes pas le seul. Comment expliquez-vous qu'on en soit arrivé là ?

MTV diffuse du rock vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans des millions de
foyers américains. La musique s'est homogénisée.

Mais encore...

L'esprit du rock'n'roll, c'est d'avoir une certaine rébellion. De dire des
choses qui ne sont pas politiquement correctes. Cette mentalité bien-pensante
qui règne en ce momment aux Etats-Unis me rend malade.

En réponse, vous provoquez délibérément dans le sens contraire ?

Mon but n'est pas d'être le plus politiquement incorrect possible.

Dans un sens, votre facon de dire que l'on peut s'affranchir de ses liens en
passant par la douleur, est plus saine, si je puis dire, que les paroles d'une
chanson de Lenny Kravitz.

Merci. Mon plus grand espoir, c'est que les gens puissent se reconnaître dans ma
musique. Mais, je ne sais pas si, avec mon public, nous tenons le même langage.
Tout ce que je vois, à mes concerts, c'est que je leur gueule dessus. Ils me
gueulent dessus. On se gueule tous dessus. Ca fait du bien. On se sent mieux. On
se vide. On se purge. C'est positif. La plupart des journalistes jugent ma
musique dépressive. Je ne suis pas d'accord. Oui, il y a des moments particu-
lièrement sombres. Oui, je traite de sujets angoissants. Oui, j'exprime des
émotions malsaines et je n'en suis pas fier. Je vais là où les autres ne vont
pas. Là où ils se taisent plutôt que d ' exprirner ce qu'ils ressentent. Mais
le résultat est positif. Plutôt que d'abandonner, dire "OK, je suis baisé. Tout
est foutu. C'est la fin", c'est une façon de tenter d'améliorer les choses. J'ai
mis beaucoup de temps avant de m'en rendre compte. Oui, ce disque est désespéré
mais il y a des lueurs d'espoir quand même.

Vous croyez à l'idée de rédemption ?

Un peu. Je n'ai pas perdu espoir. Si je me sentais bien, J'écrirais sur des
choses plus légères, j'imagine. Mais comme je compose uniquement dans les
moments noirs. . . Des moments de noirceur totale. Quand ça me tombe dessus, je
suis incapable de supporter les autres, de comprendre comment les choses peuvent
être si bousillées dans ce monde. Il se passe des trucs tellement atroces. La
putain de Bosnie, South Central, la violence dans les rues... Je n'arrive pas à
comprendre.

 SHARON TATE

Avant, vous viviez à la Nouvelle-Orléans. Vous vous y sentiez comment ?

J'étais trop bien installé. Il me fallait faire un nouveau disque. A LA, j'ai eu
l'impression de plonger dans un trou noir pendant plusieurs années. Demain, on
se casse dans le grand nulle part. On sera en tournée pendant un an, on va
disparaître. Il ne faut pas croire. Je ne suis pas tout le temps déprimé. J'ai
juste ces moments noirs. A me sentir désespérément insatisfait. Pourtant, je
devrais être heureux. Jusqu'à présent, j'ai obtenu presque tout ce que je
voulais dans ma vie. J'ai une carrière qui marche. Mais dès le départ, tout a
commencé à déconner.

Dès le premier disque ?

Oui. Avant même d'avoir du succès, notre maison de disques voulait nous foutre
en l'air. Pourquoi ? Parce que ce sont de putains de trou du cul. Voilà pourquoi
! Je haissais ces connards, eux idem. Ils voulaient me détruire.
Comme ça, sans raison ?

TVT nous voyait comme un groupe pop. Et nous, on leur a donné "Pretty Hate
Machine".
 .
Facilement écoutable, comparé au nouvel album...

Oui, c'est ce que je me dis aujourd'hui. Mais à l'époque, j'avais vraiment l'
impression de partir à l'aventure. Ils m'en ont voulu à mort. Pas de royalties.
Il fallait discuter des semaines et des semaines chaque initiative. Il leur
fallait quinze jours poour comprendre que non, je ne voulais ni d'un remix
house, ni de jolies filles et de bagnoles dans mon clip. Je n'exagère pas. C'
était affreux. En plus, je DETESTAIS le type qui dirigeait mon label. Problème:
il pouvait me baiser comme il voulait. Il avait entre ses mains un contrat signé
de mon nom.C'est arrivé à un point où j'ai failli tout lâcher. Je n'avais plus
d'issues. TVT ne nous lâchait pas, les frais de justice étaient extraordinaire-
ment élévés. On a été bloqué pendant deux ans. Alors on a tourné. Tourné.Tourné.
A un moment, je suis devenu dingue.

Et pour vous soigner, vous partez enregistrer dans la maison où Sharon Tate a
été assassinée...

C'est arrivé par accident. Il y a un an et demi, nous cherchions une maison à la
fois tranquille et suffisamment proche de la ville. On arrive à LA, on visite
dix maisons. Et on tombe sur celle-là. La vue était superbe, le loyer dix fois
moins cher qu'ailleurs. Quand on m'a dit ce qui s'y était passé, j'ai trouvé ça
cool. Je sais, ça peut paraître bizarre. En un sens, c'était effrayant. Mais
d'un autre côté, je mettais les pieds dans un épisode intéressant de l'histoire
américaine. Je ne dis pas que je voulais commémorer quelque chose, hein. A l'
intérieur, c'était plus triste que terrifiant. C' était une maison très placide,
calme et peut-être un peu triste. Je n'ai pas été victime d'horribles cauche-
mars. Quelques frissons, au plus. Après quelques mois, on s'y habitue. On finit
par oublier.

A l'extérieur, on se demandait ce que vous pouviez bien fabriquer dans un en-
droit pareil depuis aussi longtemps ?

J'y retournerais si je pouvais. Mais la maison a été détruite depuis. C'était l'
endroit le plus agréable où j'aie jamais vécu. Du haut de mon balcon, je
dominais cette cité pourrie...

Pas de pélerinage du fan club de Manson devant la maison ?

Si. Au début, ils voulaient voir. On les a laissés entrer, prendre des photos.
A un point, ça m'a fatigué. Je ne fais pas partie des gens qui admirent ce type
(Charles Manson) Il a commis un putain d'acte horrible. Je suis ami avec une 
fille qui est très liée avec la soeur de Sharon Tate. Ca me met dans une drôle
de position. J'essaie de ne pas trop y penser. De toute façcon, je suis habitué
aux gens bizarros. Toutes les filles avec qui je suis sorti étaient dingues. A
de rares exceptions près.

Toutes ?

(Il rit) Vous pouvez le dire. De toute façon, je recherche le contact des gens
dérangés.

 GORE

Deuxième sujet chaud: les vidéos. Notamment celle de "Happiness In Slavery".
Pourquoi passer du temps sur un clip indiffusable ? Et surtout, pourquoi risquer
que d'autres l'utilisent à des fins qui ne pourraient que déservir le groupe ?

On pourrait croire que c'était un moyen de me faire facilement de la publicité.
On me l'a reproché ici et là. Mais, moi, je n'aime pas beaucoup les clips. Je
trouve que les jingles de MTV sont plus intéressants que les clips qu'ils dif-
fusent. "Happiness...", j'avais ce concept en fête (un type se fait démembrer
par une machine infernale). Le réalisateur n'avait jamais fait de clip. On a
bossé ensemble pendant un mois. Tous les deux étions dans un trip film d'
horreur, gore. Nous avions décidé de faire quelque chose qu'on aurait envie de
regarder. On voyait bien qu'on dépassait les limites mais on ne voulait pas se
censurer. On lui retire la bite ? Ouais, on y va. On lui arrache un bras ?
Fonce. Je m' en foutais bien que ça ne passe jamais sur MTV. Au moins, on avait
plus de chance de se faire remarquer que la dernière putain de vidéo de Lenny
Kravitz. Et surtout, on s'est fait plaisir !

Peut-être mais votre clip était franchement dégueulasse. D'ailleurs, même le
morceau n'y résistait pas. La musique était affaiblie, reléguée au second plan..

Je suis d'accord. On a juste essayé de trouver une bonne métaphore pour cette
chanson.

Quelle métaphore ?

Sur ces types qui traversent la vie en aveugle Qui font ce qu'on leur dit de
faire. Qui ne ne pèsent pas le poids de leurs actes. L'histoire, c'est celle d'
un homme qui accepte, sciemment, volontairement, froidement, de se placer dans
une situation tout en sachant qu'il n'y survivra pas. Au début, il n'a pas peur.
Il accepte son sort. Ce clip est réussi à 70 %. On n'avait pas beaucoup d'
argent.

On parle aussi d'autres vidéos, encore plus terribles...

Nous avons fait une longue vidéo, quatre clips en tout, pour "Broken". C'est
vrament la chose la plus terrifiante que j'aie jamais vu. C'est vraiment,
vraiment intense. "Happiness...", à côté, c'est de la crème chantilly. L'
histoire ? Un type sefait kidnapper. Il est attaché dans une pièce. Une
télévision diffuse mes vidéos et l'agresseur fait subir au type ce qu' il voit
dans les films Il lui arrache la queue, les dents et le coeur Il lui chie dans
la bouche. Il le fist-fucke, le crame à l' essence. On a tout couvert (sou-
rire). A la fin, l'écran diffuse un film amateur réalisé par un serial killer
Pour la touche réaliste Entre autres, on voit un...

N'en jetez plus ! Sérieusement, vous vouliez vraiment sortir ca ?

Bah, à lafin, on s'est rendu compte que ce n'était pas exactement ce que NIN
voulait véhiculer. Je vous assure, c'est plus gore, plus réel que tout ce que
vous avez jamais vu. On était des pionniers en notre genre mais... on ne pouvait
pas.

Qu'est-ce qui vous rend si sensible aux critiques ?

Sting disait un jour: "Quand on casse ta musique, c'est pire que de traiter ta
femme de boudin" . Pour une fois, je suis d 'accord. Je ne dis pas que je suis
un dieu. Mais je m'implique tellement dans ma musique.

 JALOUX

Vous ne prenez pas de distance émotionnelle avec vos chansons ?

Je pourrais m'inventer un personnage, me pointer avec une cape et des fausses
dents, mais,non,c'est de moi dont il s'agit. Quand j'étais môme, j'étais fan d'
Alice Cooper. Ca me degoutait de l'entendre dire: "Alice, ce n'est pas moi, c'
est mon double de scène. Je ne suis pas comme ça" et patati et patata... Mon
vrai nom, c'est Vincent fuck machin... J'étais vert. Merde, j'y croyais.
Maintenant, je comprends. J'essaie d'être honnête. Le plus grand bonheur qu'on
puisse m'apporter, c'est admettre que je suis sincère. Qu'on aime ma musique ou
 pas. Mais qu'on n'essaie pas defaire croire que je fais exprès d'être déprimé,
que j'en rajoute, que je pleurniche. . Allez vous faire enculer ! Vous n'avez
aucune idée de ce qu'a été ma vie.

Vous exprimez tellement de rage qu'on a envie de savoir d'où elle vient, ce qui
la motive... Vous êtes en train de prendre votre revanche ?

Je n'ai jamais autant été en colère.

Contre qui ?

Plein de gens. Des amis qui m'ont trahi, qui m'attaquent sur ma vie personnelle.
Les jaloux. Les médias que j'ai en horreur. J'ai l'impression de passer en
jugement à chaque fois. Ils étalent ma vie privée, ma putain d'enfance... Mais
qui en a à foutre ? Bon, je m'y suis fait. C'est le prix à payer. "March Of the
Pigs" s'en prend aux médias. A tous ceux qui nous attaquent parce que NIN est
devenu si enorme...

Y a-t-il vraiment de quoi se mettre en boule ?

Si encore j'avais sorti un disque vraiment commercial ?

OK Mais il doit y avoir quand même des choses qui vous mettent plus en colère
que les critiques des fanzines ?

Vu de votre côté ca doit paraître mesquin. Je sais. Mais je vous garantis, quand
vous dédiez chaque jour de votre vie à votre groupe, ,ca prend des grosses
proportions. Quoiqu'il en soit, je ne me suis jamais senti à ma place. Jamais.
Avec votre groupe, maintenant ? Mouais, je suis le boss. Les autres doivent
s'adapter. Mais jouer la rock star... Putain !

Donc, vous vous en prenez à ce qui vous touche de près.

Oui, ce disque, c'est un peu mon jardin. Je n'ai pas envie de changer le monde.
Rien à foutre !

Ça y est, l'album est en boîte. Enfin tranquille ?

Ca ira mieux quand nous prendrons la route. Sur scène, on peut apprécier les
résultats. En studio, c'est une prise de tête constante. Le manager glisse sa
tête à travers la porte. Fin de l'interview. Trent se relève et me serre la
main. Merci. C'était presque agréable de parler avec vous.                *

PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE DUCAYRON

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-- Retranscris par Ninjaw P.B. http://come.to/ninfr