Interview retranscrite du magazine français Rock & Folk d'Octobre 1999 par Benjamin Six de Dissonance.
Je me déteste
Faisant du malaise du pauvre petit kid riche son terreau, Trent Reznor / NIN balayait un pinceau de lumière noire sur les nouveaux cauchemars US et les espoirs massacrés d'une génération à l'imaginaire mort-né. Dès 1989 donc, cela constitue un fonds de commerce inséparable de la musique de " Pretty Hate Machine ", danse industrielle obsessionnelle, Depeche Mode Trash. L'album est à mille lieues du hardcore indus des canadiens de Skinny Puppy ou du new beat metal du Ministry d'Al Jourgensen, avec qui Trent Reznor collabore pourtant sur le projet 1000 Homo DJs. De single en single, " Head Like A Hole " en étendard, le premier album sorti sur TVT (spécialisé en compilations de jingles télévisuels) se vend à un demi million d'exemplaires. Les tournées se succèdent, le point culminant étant ce Lollapalooza 1991 au cours duquel le groupe enfonce living Colour, Jane's Addiction et Sixiousie And The Banshees. Alors que l'industriel européen (Front 242 ou Nitzer Ebb) contribue à enfanter la techno, NIN entame la grande plongée vers son rock'n'roll, traquant ses fantômes pour en faire les ordonnateurs d'un EP faustien. " Broken ", en 1992, est l'annonciateur d'un album qui mettra le feu aux poudres mondiales. Son nom seul (" La Spirale Descendante ") résume l'œuvre et le personnage de Trent Reznor. Avec " The Downward Spiral " (1994) le groupe passe du statut de star indé à celui de superstar boueuse en électrocutant ses références et en manipulant un univers fangeux d'une telle cohérence qu'il devient la nouvelle charte alternative. Trent Reznor a enfanté une monstruosité qui le dépasse, persévérant avec " Further Down The Spiral " en 1995, un album de remix sur lequel figurent trois versions de " Self Destruction " : tout est là.
Corruption masochiste
Après une tournée qui le laisse vidé, Reznor travaille pendant un an à l'enregistrement d' " Antichrist Superstar " de Marilyn Manson, donc le succès achève d'en faire un grotesque pantin oubliant celui qui fut son ami et qui l'a lancé. Isolé, loin des foules, Reznor conscient de l'état de la musique rock, sait quelle place il peut prendre en cette fin de siècle avec la sortie de " The Fragile ". Il instrumentalise ses cauchemars, son inconscient torturé et les événements de sa vie pour orchestrer une musique qui devient indissociable de la biographie de son créateur. Incapable de recul sur son œuvre, sa créature, Reznor y transpose toutes les couleurs de son destin, du charbonneux quotidien au bleu metal de " Pretty Hate Machine ", du verdâtre (sa couleur préférée) de " the Downward Spiral " jusqu'au marronnasse incertain de " The Fragile ". Reznor ne donne pas dans la couleur chaude mais rend brillantes les teintes les plus froides et les plus ternes, assumant enfin les obsessions qu'il étale sur un tableau dont il se sert pour recomposer sa musique. Sa biographie d'éternel gosse enchaîné au destin de l'Amérique explique la corruption masochiste qu'il applique à son psychisme et qui a fait de lui un multimillionnaire.
Pape alterno
Michael Trent Reznor naît le 17 mai à Mercer, Pennsylvanie, où il est élevé dans la tradition protestante : saisissez-vous ? Le divorce de ses parents l'amène à beaucoup se rapprocher de sa grand-mère, qui prend une part importante dans son éducation. Scout (!), amateur de maquettes d'avions, il devient excellent pianiste et joue dans de nombreux groupes locaux, comme the Innocents ou Problems, avec lesquels il se fait connaître à Cleveland où il a emménagé. Après un an de fac, où ses disciplines majeures sont l'informatique et la musique, Reznor lance Nine Inch Nails vers 1987, quand il signe sur TVT. Le succès qui suit marque le début d'une période dont il n'est pas sorti. L'argent et le succès le changent, il s'isole du monde et " the Downward Spiral " lui ferra découvrir des territoires obscurs, pavés des affres d'une dépression dont il ne reconnaît pas les symptômes. Vidé par l'enregistrement de l'album, il part dans une tournée avec Bowie qui le consacre et l'épuise. il supporte mal les pressions faisant de lui le sauveur de la musique rock moderne, ce qui ne l'empêche pas de participer aux BO de " Natural Born Killers " d'Oliver Stone et du " Lost Highway " de David Lynch. Enfin, il est frappé par le chagrin, cueilli, tout pape alterno qu'il soit, par la mort de sa grand-mère. Cette disparition est un déclencheur et l'amène à se pencher, enfin, sur son chaos personnel.
Moderne et mineur
Alors, cinq ans depuis le dernier album ? Devant affronter
la dépression et l'angoisse du créateur, Trent Reznor s'est
lancé dans des circonvolutions existentielles qui le font travailler
irrégulièrement aux Nothing Studios. C'est là qu'il
s'entoure de gens d'expérience, capables de comprendre des idées
et de les mettre en forme. Dr Dre, Bill Rieflin (batteur de Ministry et
de Sweet 75, le groupe de Krist Novoselic), Mike Garson (voir encadré
ci-dessous) ou Steve Albini (Big Black) entre autres ont entouré
Trent Reznor pour faire aboutir " The Fragile ". Il y est évidemment
question d'effondrement personnel et de faillite des systèmes. Assumant
son état, Reznor a choisi de le montrer dans son nouvel album, plus
consciemment qu'avant. Il risque donc de ne pas déranger l'auditeur
autant que les précédents. L'auteur, rendant sa musique plus
évidente, se risque à ce que son public le reconnaisse pour
ce qu'il est aussi, finalement : un grand névrosé egomaniaque
à qui il est donné moyen de le dire en musique, moderne et
mineur Alan Vega. Car les albums de NIN ne se goûtent pleinement
que quand on s'en approche par les angles que sa mansuétude a bien
voulu éclairer. Et puis c'est quoi la musique de NIN en 1999 ?
Explosions speed
" Pretty Hate Machine ", que tout le monde prend grand soin de vénérer aujourd'hui est d'un tenant hard dance assez inoffensif. Moins trash que Pigface, moins malsain que Ministry, NIN est sur son premier album un Depeche Mode hard rock et vocodeur, très peu subversif. C'est paradoxalement avec un morceau lent que Reznor convainc et pose la pierre d'angle sur laquelle sera bâtie, dans l'esprit, sa musique future. " Something I Can Never Have ", voix et piano, est beaucoup plus probant aujourd'hui que " Head Like A Hole ", 45 tours teeny-indus anecdotique et daté. On détecte aussi tout ce qui sera reproché à Reznor plus tard : l'homme tombe parfois dans le frelaté. Mais c'est bien sur la longueur de l'album de 1994, après " Broken ", que l'on remarque certains tics. La voix saturée, les effets de contraste entre les explosions speed et les lenteurs appuyées qui les suivent sont facilement identifiables comme procédés, efficaces toutefois. Le proto-breakcore de " I Do Not Want This " rappelle quel créateur Reznor peut être quand il abandonne les artifices de ses poses. Cinq ans plus tard, après les dépressions, paranoïa, vide créatif, pression du business, " The fragile " sort dans un contexte accidenté, précédé d'un single extrêmement serein " The Day The World Went Away ". Or NIN doit surprendre. Est-ce pour cela que l'album est double ? Pour Reznor, beaucoup de chansons ne valent qu'entourées par d'autres. Noyer le poisson ? L'ambition est ici d'entraîner l'auditeur à se laisser couler avant qu'il ne se rende compte du poison autour de lui. Expérimental, mêlant émotions confuses, idées abouties et climats étranges, " the fragile " se veut chaleureux et utilise l'imperfection des instruments à cordes pour montrer la fragilité de son concepteur. Egomaniaque, sûrement, mais plus discrètement aussi. Plus ouvert au public, qui lira en Reznor comme dans le marc de Prozac. Florian Pittion
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