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Interview retranscrite du magazine français Elegy
8 (numero du 12 nov 99)
par Benjamin Six de Dissonance. Les scans sont de Ninjaw P.B. FOR THE ENGLISH VERSION PLEASE CLICK HERE. |
![]() Depuis le temps que The Fragile était annoncé, puis sans cesse repoussé, on avait fini par se résigner à voir cette arlésienne du rock prendre le chemin des albums fantômes, par se dire que Trent Reznor, bouffé par sa légende et sa gloire, ne sortirait jamais vainqueur du combat opiniâtre qu’il menait contre ses démons intimes. Et c’est effectivement en rescapé, et non en
Quelle était l’idée dominante qui a présidé à la composition de The Fragile ? Ce qui m’intéressait dans le concept de The Fragile était ce titre. J’étais conscient avant même de commencer à l’écrire que je ne voulais pas que cet album soit une parfaite mécanique, brillante et bien huilée. Pour The Downward Spiral, j’avais délibérément dressé une armure de rage et de froideur pour empêcher quiconque de pénétrer à l’intérieur. Mon ambition cette fois-ci était au contraire de parvenir à composer un album qui semblerait fragile, qui exploiterait ma partie la plus frêle et la refléterait musicalement. La fragilité est inhérente à tout être humain, mais nous vivons dans une société qui veut qu’un " mâle " se comporte de manière virile, efficace et performante, ce qui, nous en sommes tous conscients, est un mensonge terrible. Parallèlement à cette idée, je souhaitais également utiliser plus de véritables instruments et des textures organiques, pour rendre sa place à l’humain et à un certain primitivisme. Nous sommes partis sur ces bases, avec l’envie de faire de cet album une oeuvre d’art contemporain, très conceptuelle et sans aucun compromis. Avais-tu prévu dès le départ d’en faire un double album ? Non, mais nous avons commencé par composer, pendant plusieurs moi, des morceaux instrumentaux très sombres, presque des soundtracks, à la fois ambiant et inquiétants, et les chansons vocales ne sont apparues que vers le dernier tiers de l’enregistrement. A cette période, comme nous ne voulions pas faire disparaître l’intégralité de nos instrumentaux, car ils faisaient autant partie de The Fragile que les chansons plus traditionnelles, nous avions plus de quarante titres terminés. Les plus bizarres et ésotériques étaient sans doute ceux qui nous intéressaient le plus. Alors, au risque de passer pour des prétentieux, nous avons choisi d’en faire un double album, en éliminant simplement les morceaux les plus étranges. Selon moi, ce que nous avons finalement gardé est le meilleur de tout ce que Nine Inch Nails a pu enregistrer jusqu’ici. Des textures riches, beaucoup d’expérimentations, une grande attention à des ambiances très différentes, c’est réellement tout ce que je voulais depuis toutes ces années. Pour obtenir exactement l’effet voulu, nous avons sans cesse essayé toutes les options qui nous veanaient à l’esprit. un titre comme " We’re in this Together ", par exemple, nous a prit trois semaines rien que pour le mixage, car nous voulions à tout prix éviter que le refrain ait l’air triomphant. Nous avons finalement choisi la prise ou ma voix était la plus cassée, celle où les guitares étaient les plus fausses, et celle où la batterie était désaccordée pour que l’émotion qui s’en dégage soit correcte. Si nous avions agi de la manière habituelle, cet album serait totalement différent, et totalement raté à nos yeux (rires). Contrarement à tous tes albums précédents, The Fragile n’offre pas de tubes immédiatement accrocheurs. C’était une intention délibérée ? Je ne sais pas à quel point c’était délibéré de notre part, mais c’est sans doute la conséquence directe du succès que nous avons eu auparavant. Dans le système actuel, dès que tu te mets à avoir un certain renom, tu es amené à réfléchir à la suite en termes de ventes, de succès public. Vas-tu satisfaire ton public ? Dépasser les ventes de ton album précédent et satisfaire ta maison de disques qui a dépensé beaucoup d’argent pour ta promo ? j’ai vraiment fait tout mon possible pour ne pas me préoccuper de tous ces aspects lorsque j’ai composé The Fragile, d’en faire un œuvre d’art, quelque chose qui serait capable de me faire passer un cap, à la fois en tant qu’être humain et en tant qu’artiste. J’ai toujours voulu ignorer les règles du business et jusqu’à présent, cela a toujours fonctionné puisqu’un public s’est reconnu dans cette musique non calibrée pour MTV ou pour les radios. Je pense que cet album est mon plus authentique, et j’espère que des gens l’aimeront autant que moi, mais pour être franc, je m’en fous. Ce n’est pas un album qui t’accroche immédiatement, pas une collection de tubes pour les dancefloors, c’est juste un reflet de ce que je suis, en ce moment. Je sais que certaines personnes attendent de moi que je refasse sans cesse " March of the Pigs " ou " Happiness in Slavery ", mais c’est hors de question. Je veux évoluer et surtout ne pas me répéter. Je pense que pour apprécier pleinement The Fragile, il faut oublier ce que j’ai pu enregistrer avant, l’écouter d’une traite, très attentivement, et en définitive, je l’espère, peut-être sentir qu’il y a quelque chose de spécial. Tes textes ont toujours été très personnels, N’as-tu jamais été tenté d’écrire différemment, afin de moins t’exposer ? C’est vrai, qu’il est très difficile de m’exposer à ce point, et cela le devient particulièrement lorsque je donne des interviews et que je me retrouve à parler de choses très personnelles, mais j’ai toujours écrit de façon très intime, je suis incapable de prendre de la distance dans mes textes. Lorsque j’ai commencé à écrire Pretty Hate Machine et que j’ai réalisé à quel point je me mettais à nu, j’étais persuadé que je ne pourrais jamais chanter ces chansons devant qui que ce soit, que tout le monde me prendrait pour un dingue, tout en étant sûr qu’il s’agissait d’excellents textes, très puissants. J’ai donc décidé de me sacrifier et de faire passer ces sentiments, ma honte éventuelle derrière ce qui comptait le plus pour moi : ma musique. Mais en définitive, Nine Inch Nails s’est toujours avéré très cathartique, car cela me permet d’écrire à propos de sujets très intimes, et ce faisant, de me débarrasser de ces obsessions avant qu’elles ne se changent en névroses. Le plus étonnant, c’est que je pensais que plus de personnes se reconnaîtraient et seraient offensées par mes textes, par ce que je révèle de nos relations, alors que la plupart de mes proches m’ont avoué se senior soulagés par ce que j’ai écrit. Cela marche donc autant sur eux que sur moi. Le prix à payer pour cela est la perte de toute intimité. Je ne suis pas Marilyn Manson, je ne me suis pas inventé un personnage dissocié de moi qui expérimenterait toutes ces choses. Je suis ce personnage, et quelquefois cela me rend un peu honteux, mais je pense que cette authenticité donne beaucoup plus de poids aux chansons. Contrairement à Marilyn Manson, tu as quasi abandonné toute référence à la religion dans tes textes… Il en reste tout de même quelques-unes, mais c’est vrai qu’elles ne sont plus aussi primordiales que dans le passé. Je pense que j’ai mûri, et que cet album est moins colérique que les précédents, moins haineux. Il a plutôt fonctionné pour moi comme une tentative de guérison. Et puis je suis devenu peu à peu moins hostile aux concepts religieux. Je reste très opposé à la religion chrétienne telle qu’elle s’impose dans nos vies aux Etats-Unis, mais je suis aujourd’hui plus ouvert à une certaine recherche spirituelle, même si elle passe pour moi par la musique, et pas par la prière. Tu as toujours fait un usage intensif des remixes. The Fragile sera-t-il suivi d’un remix-album comme tes disques précédents ? Il y a de fortes chances, même si je ne ferai sans doute pas appel à des remixeurs extérieurs comme j’ai pu le faire auparavant. Il s’agira probablement davantage de réinterprétations de chansons et de versions que nous avons abandonnées en cours de route. Il nous reste une grande quantité de matériel inexploité, de titres vraiment très étranges, et je pense que ce type d’album-remix serait une bonne occasion de les publier. J’aime beaucoup la pratique des remixes, quand ils ne sont pas de simples prétextes à faire danser. En ce qui me concerne, c’est un moyen de rendre compte de mes goûts les plus abstraits et de rendre à ma façon hommage à des artistes importants comme JG Thirwell (Fœtus), Coil ou Aphex Twin. Dans la mesure où leur travail m’a considérablement influencé, profiter de ma renommée actuelle pour leur renvoyer l’ascenseur me semble juste. Tu as beaucoup travaillé dans différents médias ces dernières années, avec des bande-son de films et de jeux vidéo. Que retiens –tu de ces expériences ? C’est intéressant, même si cela restera sans doute pour moi une activité annexe. Travailler pour le multimédia comme je l’ai fait avec la bande-son de quake est un travail très aride, très contraignant, et même si j’apprécie beaucoup les développements du multimédia, qui s’inspire de plus en plus d’univers développés par toute une population de musiciens, c’est pour moi nettement moins passionnant que de tenter de composer de bonnes chansons. En ce qui concerne mon travail pour le cinéma, c’est plus amusant, et cela m’a réellement fait plaisir de confronter mes idées musicales aux idées visuelles d’un réalisateur comme David Lynch, que j’adore. mais ce qui me gène dans tous ces travaux est que je ne suis qu’un intervenant, sans réel contrôle sur le produit définitif. Alors qu’avec Nine Inch Nails, je suis un véritable maniaque de la perfection. Comme beaucoup d’autres artistes, tu as fini par t’installer à la Nouvelle-Orléans. Qu’y a-t-il de si particulier dans cette ville pour qu’elle se transforme peu à peu en Mecque de la création ? Il y a ici une atmosphère très intéressante. La ville est superbe et la lumière y est splendide. Tu as tout à la portée de la main, mais cela n’envahit pas ton quotidien lorsque tu n’en as pas envie. C’est un endroit très agréable pour travailler, à la fois isolé et vivant. Je ne me suis jamais senti à l’aise dans une autre ville. Je suis même tombé par hasard sur Robert Smith, un soir dans une boîte. C’était très étrange, car je suis un fan de Cure depuis la nuit des temps, et je ne m’imaginais pas le rencontrer dans ces circonstances, au beau milieu de la piste d’un club goth (rires). Jean Francois Micard 1989, c’est d’un bled perdu de Pennsylvanie que déboule un album inoubliable, qui changera, sans doute pour toujours le visage de ce que l’on appelait pas encore metal-industriel. Gorgé de colère et d’amertume, Pretty Hate Machine resta, à ce jour, l’une des meilleures œuvres de Trent Reznor, une fois passé les synthés un peu cheap, qui disparaîtront d’ailleurs dès broken, mini-album classieux et furibard, qui s’installe gaiement en tête des charts grâce au tubesque " Happiness in Slavery ". mais ce qui fait le principal intérêt de Broken ,trop propre, c’est sa contrepartie remixée Fixed, qui installe des climats sombres et bruitistes qu’affectionne déjà Reznor, même s’il laisse encore à d’autres (Coil, Fœtus), le soin d’opérer à vif les plaies purulentes. A maints égards, The Downward Spiral restera pour beaucoup l’album référence de Nine Inch Nails. Sombre, violent, conceptuel, il s’offre même un succès massif avec le punkisant " March of the Pigs ", qui lui ouvre en grand les portes du panthéon du rock, ainsi que celui des plus grandes scènes. Une fois encore, les remixes-déconstructions seront présents avec deux doubles maxis March of the Pigs et Closer, et surtout l’album Further down the Spiral, où le groupe surfe sur la ligne de fracture en compagnie de ses remixeurs habituels, rejoints cette fois-ci par Aphex Twin, David Ogilvie (Skinny Puppy) et Jack Dangers (Meat Beat Manifesto). Brisés, maladifs, ces titres s’affichent en prémices d’une fragilité désormais revendiquée. Las de frapper au ventre, Trent Reznor préfère dorénavant se risquer dans les zonesd’ombre, quitte à peiner dès lors qu’il s’agit d’en ressortir. Aujourd’hui enfin, The Fragile, troisième véritable album (seulement) d’une galaxie pleine de trous noirs. Un mounment, un disque aride mais nécessaire. " tout ce qui ne me tue pas me rend plus fort ", disait l’autre. |