Interview retranscrite du magazine français Liberation du mois de novembre 1999 par Benjamin Six de Dissonance.
Cinq ans plus tôt, quand Trent Reznor arrêta la tournée de promotion de son album cartonneur The Downward Spiral, il était devenu populaire au-delà de ses espérances les plus folles, en opérant dans un genre musical - le rock industriel - qui n'avait jusqu'alors jamais récolté de succès grand public. Pour beaucoup, il s'imposait, juste après Kurt Cobain, comme le talent rock le plus substantiel à avoir émergé des Etats-Unis cette décennie. Pourtant, Trent Reznor se sentait profondément malheureux, à tel point que l'idée d'écrire de nouvelles chansons pour Nine Inch Nails le terrifiait. "j'avais beaucoup de succès, explique Reznor dans une chambre d'hôtel londonienne, mais je me sentais déprimé. Je venais de perdre ma grand-mère, qui m'a élevé, et je n'arrivais pas à composer avec cette perte. Il a fallu que je touche le fond pour pouvoir recommencer à écrire. J'avais besoin de me mettre complètement à nu, psychologiquement parlant, avant de pouvoir répondre aux interrogations intérieures qui me faisaient tant souffrir, avoue-t-il. J'évitais l'introspection, je ne voulais pas savoir ce qui se passait réellement dans ma tête. Je préférais continuer à planer. Et j'avais également très peur de me planter: si j'échouais dans la musique, alors j'étais forcément un loser complet, puisque tout le reste avait déjà été un fiasco." "Sale état". Reznor se maintint l'esprit occupé en produisant Antichrist Superstar, l'album qui révéla Marilyn Manson au grand public, et les bandes-son du Natural Born Killer d'Oliver Stone et du Lost Highway de David Lynch. Puis en 1997, Rick Rubin le persuada d'aller se ressourcer à Big Sur, Californie. Au début, les vagues ne lui inspirèrent rien d'autre qu'une "pure terreur. J'avais l'impression que l'océan allait m'avaler. j'ai commencé ce disque sans savoir le moins du monde où aller. Je n'avais aucun concept, aucun plan préconçu, rien. J'étais dans un sale état, je traversais une véritable crise. J'étais malheureux, et totalement désenchanté par l'industrie musicale". Finalement, Trent Reznor se mit au travail et accoucha de deux CD entiers de chansons et d'instrumentaux abstraits, réunis sous l'intitulé The Fragile. "Ecrire s'est révélé très thérapeutique. J'avais oublié à quel point j'aimais la musique et comment elle m'avait toujours sauvé. Cette fois encore, elle m'a ramené à moi-même. Elle m'a donné la force de continuer." Ces deux dernières années, Trent Reznor s'est tenu à l'écart de la vie publique. Se pavaner en pleine lumière ne convient guère à ce jeune homme introspectif, même si, à l'évidence, une facette de sa personnalité semble s'en accommoder. "Soulagé". Ces jours-ci, sur l'élan de la sortie de The Fragile, retourner sous les feux de l'actualité musicale lui paraît "étrange, mais également très sympa. Je suis resté enfermé dans mon studio pendant deux ans, dormant quatre heures par nuit et travaillant tous les jours avec les mêmes cinq ou six personnes. Quand on arrête pas de bosser, on ressasse toujours les mêmes questions : "Est-ce que je ne serrais pas en train de me planter? Suis-je assez exigent avec moi-même?" puis le disque est sorti et il a reçu un accueil globalement positif. Je suis soulagé, je me sens positif, moi aussi!". D'ores et déjà, The Fragile s'est attiré moult comparaisons avec le concept-album de Pink Floyd, The Wall : les deux opus, très longs, détaillent tous deux une dépression nerveuse. Reznor estime le rapprochement "flatteur, masi bizarre. C'est avec The Downward Spiral que j'essayais vraiment de réécrire The Wall, et personne ne l'a remarqué". Rien n'est réellement venu troubler sa longue hibernation créatrice : "L'un des aspects les plus tristes de ce business - hormis les jalousies et l'esprit de compétition -, c'est qu'on devient vite blasé. La jungle, les trucs drum'n'bass, c'est ce que j'ai entendu de plus excitant, avec Aphex Twin. Mais sans vouloir sonner comme un vieux réac, un certain degré de structure et des chansons plus accessibles, avec une accroche par-ci par-là, auraient permis au genre electronica d'atteindre un autre niveau. C'est précisément mon truc: je pars d'une conception traditionnelle du songwriting et j'adapte les mélodies à un contexte sonique expérimental." Harcèlement. Autre particularité de Trent Reznor ces jours-ci, sa rancœur tenace à l'égard de Courtney Love et de Marilyn Manson. Dans son autobiographie, ce dernier a décrit en détail dignes du pire tabloïd l'appétit de son ex-mentor pour les substances illicites et les femmes légères. Quant à la veuve de Kurt Cobain, elle l'a harcelé sans relâche tout au long d'une tournée américaine commune de Hole et de Nine Inch Nails. D'après elle, ils auraient couché ensemble; il prétend le contraire. Une chanson de The Fragile, intitulé Starfuckers Inc., risque de faire grimacer les deux artistes. Son auteur estime Courtney Love "assez irritante". Il considère Manson comme un Judas : "Courtney Love n'a jamais été une amie. C'est une misérable salope qui ferrait n'importe quoi pour avoir son nom dans les journaux. Manson en revanche était un ami, et je suis stupéfait de voir jusqu'où il est allé pour exploiter cette relation. Nous étions amis, nous ne le sommes plus. Nous aurions dû le rester, mais il a dit des trucs destinés à me blesser dans son livre. Je n'y pense pas souvent." Encore plus vexant que la langue trop bien pendue de Manson, la nouvelle direction musicale du leader de Guns'N'Roses, Axl Rose, qui, après avoir viré tous les membres originels de son groupe, a engagé des musiciens précédemment engagé par Reznor. Et ce n'est pas tout: il a également emprunté une voie industrielle évoquant distinctement Nine Inch Nails sur l'album Chinese Democracy. Ces broutilles amusent plutôt Reznor: "Je suis flatté - toute imitation est d'abord un hommage. Il a engagé presque tous les gens que j'ai viré de Nine Inch Nails ou qui en sont partis. Mais il me pique les trucs que je faisais il y a trois ans, alors je n'ai aucune raison de m'inquiéter. Je ne lui souhaite que du bien." Trent Reznor, en ce qui le concerne, aime à répéter que la musique à répéter que la musique a été son salut et va expliquant à l'envi comment The Fragile l'a rendu meilleur. Mais le processus consistant à colporter sa "production" sur le marché international le perturbe visiblement : "J'ai toujours ressenti un grand vide dans le cœur, que je pensais voir comblé par le succès et la reconnaissance. Mais j'ai compris que mon problème résidait avant tout dans le fait que je n'étais pas sain, spirituellement parlant. Ne vous méprenez pas: j'ai vécu plein de bons moments; mais les mauvais me hantent beaucoup plus longtemps." LAURENCE K. ROMANCE
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