Interview retranscrite du magazine français Rocksound HS US N°2 de novembre 1999 par Benjamin Six de Dissonance.
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NINE INCH NAILS
FULL SENTIMENTAL

rencontrer trent reznor, c'est comme, lorsqu'on est môme, monter pour la première fois sur les genoux d'un père noël de centre commercial. à l'excitation se mêle également l'envie irrépressible de tirer sur sa barbe, histoire de voir qui se cache derrière. Mais les adultes font bien les choses et le polaroïd travaillant à la chaîne, on ne nous laisse que rarement l'occasion de vérifier.

Avec Reznor, le méchant photographe est ici personnalisé par une attachée de presse (de stress?) qui passe juste la main par l'entrebâillement de la porte. Cinq doigts tendus en guise d'ultimatum fatidique. Ca ressemble au ralenti du décompte d'Enzo dans le "Grand Bleu" et, à ce moment-là, comme lui d'ailleurs, l'oxygène n'arrive plus tout à fait au cerveau. Alors, est-ce le vrai Trent Reznor que nous avons rencontré ou l'un des personnages formatés pour la presse ? Qu'importe… Truquée ou pas, la magie a opéré. Et à ceux qui ricaneraient de notre crédulité, nous leur rétorquerons que finalement, ce n'est pas tous les jours que l'on rencontre Dieu. Dès lors, pardonnez notre dévotion…

Généralement, les gens assimilent un double album à un disque "concept". Est-ce le cas? 

Trent Reznor : il ne m'est évidemment pas venu à l'idée avant de composer "The Fragile" de faire un "album concept"… Je ne parlerais pas de concept, mais de pensées", l'idée de sortir de scène et de me demander pourquoi il m'a fallu quatre ans pour m'y remettre.

Et justement, pourquoi?

T.R. : Parce qu'il a déjà fallu sortir de deux ans de tournée pour "The Downward Spiral". Cette tournée était nécessaire pour faire passer le message, puisque nous n'avions ni les télés et encore moins les radios dans la poche. Nous avons donc tourné et tourné encore et en Amérique où nous sommes passés du statut de groupe moyen au gros groupe. Pendant ce temps, je baissais les bras face à ma dépression dont je ne m'étais pas méfié, que je n'avais pas sentie venir et qui me terrassait. D'autant plus que la tournée se terminait. Quand je suis sorti du tour bus, je me suis retrouvé dans un état de désespoir profond. Je ne savais plus qui j'étais, je n'étais plus heureux. D'un coté, je pouvais avoir tout ce que je voulais, et d'un autre, je ne m'étais jamais senti aussi malheureux de toute ma vie. Je ne voulais pas commencer un album à ce moment là, je voulais me poser et je sentais que j'étais à un moment crucial où il fallait que je m'asseye et que je pense sérieusement à mon cas. Je me suis donc lancé avec Manson dans "Antichrist Superstar". Cela m'a prit deux ans, nous sommes devenus amis et ça a été un plaisir de travailler avec lui, j'ai aimé ce qu'il voulait dire dans son art et sa manière de le faire. C'était une chance pour moi aussi de m'essayer au rôle de producteur. Je pense qu'il en est sorti un album plutôt pas mal, même si cela nous a prit plus de temps que prévu.

Tu as l'impression d'avoir apprit des choses?

T.R. : Cela a été pour moi une manière de retourner en studio, de rester dans la musique. Mais bref, tout ce qui a résulté de cette affaire fut une amitié détruite. La célébrité a distordu tout ça. Nos personnalités ont changé et nous avions choisit d'emprunter des chemins différents. Et, à l'endroit où j'ai atterri, il n'y avait plus d'amis, en plus, je n'avais toujours pas solutionné mes propres problèmes. Ma grand-mère qui m'a élevé est décédée, je n'arrivais pas à m'en remettre et je crois que j'ai d'ailleurs toujours un problème à ce sujet. J'ai donc dépensé du temps à m'activer sur des projets parallèles de production, de B.O. de films, etc. Mais tout ce que je désirais faire c'était m'atteler à mon prochain album, parce que je savais que ma musique (comme pour mes albums précédents) avait des vertus thérapeutiques. Je savais aussi qu'il fallait que je passe par cette période d'introspection, qu'il fallait que je me prenne la tête entre les mains afin de savoir qui j'étais vraiment. Je ne pensais pas avoir la force de faire ça, alors j'ai repoussé l'échéance jusqu'au bout, jusqu'à ce que je touche le fond. Quant j'ai eu le courage d'admettre que j'avais des problèmes, j'ai réussi à m'asseoir à mon piano et à me sentir créatif à nouveau. Je m'en suis laissé le droit. Ce qui en est sorti… Je l'ai trouvé très bon et je me suis senti tout de suite mieux. Le processus créatif a engendré ma propre guérison, ma quête personnelle. Ce qui était inhabituel en revanche fut ma manière de concevoir ma musique.

un album de rock accessible

Qu'y avait-il de différent cette fois-ci?

T.R. : Pour "The Downward Spiral", par exemple, je savais très bien où je voulais aller, j'avais une sorte de canevas musical dans ma tête alors que pour celui là, je n'en avais aucune idée. Je me suis lancé dans cet album, c'est mon inconscient qui a écrit la musique. Ma raison et toute ma logique musicale étaient absentes. C'est cette forme de "conscience" absente qui, bizarrement, m'a aussi aidé à guérir. Alan Moulder, le producteur, est arrivé plus tard, et nous nous sommes rendus compte à deux de l'approche et de la tournure complètement organique que prenait l'affaire. C'est pour ça que nous travaillé avec de vrais instruments, parce que c'est cette qualité fragile qui nous intéressait et sur laquelle nous voulions approfondir. J'ai décidé ainsi d'appeler l'album "The Fragile". Ce disque m'a pris deux ans à réaliser, du début à la fin, et la moitié de ce temps a été consacré au subconscient. La seconde moitié était plus consciente puisque sur cette seconde moitié, j'ai réellement éprouvé le désir de réaliser un album de rock accessible. C'est à la fin de cette aventure que j'ai réalisé que cet album était une entité, je l'ai écouté comme une seule pièce unique qui avait un sens. Il a fallu que je devienne vulnérable pour que tout ça ait lieu. Au milieu de toutes ces résolutions passives, cet album a atterri à un endroit précis. C'est une histoire, pas une voix. Quelque chose qui fait ressortir des bouts, des formes d'un endroit que je croyais détruit.

C'est difficile, quasiment impossible, d'écouter ton album du début à la fin…

T.R. : Mon but était déjà au moins de faire en sorte que les titres s’enchaînent correctement (rires) ! Si cet album est si long et en effet plutôt lourd à digérer c’est que chaque morceau a été construit avec pour base un unique et énorme socle instrumental. Si nous avions enlevé toute la ‘graisse’ une fois le produit terminé, c’est vrai que nous aurions eu un seul album au lieu de deux. Moi je ne le voyais pas de cette façon. Chaque élément a sa place fondamentale, sinon il serait resté non pas la chair mais les os ! Quand j’ai décidé de faire deux albums, je voulais que ce soit perçu comme une face ‘A’ et une face ‘B’ qui donneraient du souffle à l’ensemble, et non pas comme une punition asphyxiante. 

Selon toi, cet album est-il de la fiction ou de la non-fiction ?

T.R. : C'est absolument de la non-fiction… J'aimerais pouvoir te dire le contraire (rires) !C'est bizarre pour moi de dire ça aujourd'hui, mais je venais d'un endroit où j'étais pitoyable et ce disque m'a aidé à me sentir bien dans ma peau, j'ai retrouvé le goût d'être content de moi. C'est ce disque qui m'a reconstruit, je me sens un million de fois mieux que lorsque j'ai commencé cet album.

Il y a un contraste fort entre deux chansons comme "Closer" et puis maintenant "The Fragile" qui sont à leur manière deux chansons d'amour. L'une est crue, l'autre est plus douce et calme. Est-ce cette thérapie que tu as suivi parallèlement qui t'a aidé à accepter ce côté de ta personnalité ?

T.R. : Oui, cela m'a permit du moins de me regarder de manière moins critique et d'admettre que certaines personnes dans ma vie me faisaient du bien comme d'autres m'étaient néfastes. "the Downward spiral" était un disque dur, violent de quelqu'un incapable d'avoir du recul sur les choses et les gens. "The Fragile" est un disque tolérant, qui pardonne les erreurs et les failles des autres puisque moi-même j'ai admit les miennes.

Quel rôle joue le pays dans lequel tu es né et où tu vis joue-t-il ?

T.R. : Je pense que pour résumer, l'Amérique est de toutes façons un pays violent. La télévision, les films et particulièrement cette manière de traiter l'information devient de plus en plus dure. Il faut du sensationnel. C'est un paradoxe bizarre de voir un film comme "Natural Born Killer" d'Oliver Stone se faire censurer alors que la course poursuite contre la voiture d'O.J.Simpson a été retransmise en direct sur toutes les télés. Je l'admets, j'ai été moi-même hypnotisé par ces deux événements. On affiche les visages de serial killers que l'on projette comme des célébrités et c'est ce qu'ils sont en quelque sorte. Mais il y a un second degré à tout cela que les jeunes ne sont pas forcément à même de disséquer. La vie ne ressemble pas à un jeu vidéo. Si tu meurs, il n'y a pas deux petits blocs à droite en bas de l'écran qui te permettent de rejouer.

le méchant de l'affaire

Ta musique, comme celle de Manson, a été montré du doigt après le massacre de Columbine Highschool… 

T.R. : Ce qui s'est passé à Littleton est une vrai tragédie. Les médias devaient trouver des coupables mais en occultant évidemment totalement leurs responsabilités. Il fallait une fois de plus "sensationnaliser" l'affaire et mettre un visage sur la couverture des magasines, ce fut la musique. J'ai trouvé dérisoire qu'ils accusent Marilyn Manson alors qu'il n'y a aucune connection avec ce qui s'est passé. Il était le méchant de l'affaire. C'est pratique pour les médias de pointer de doigt quelqu'un comme lui. On oublie alors que les véritables fautifs sont les parents. Mais c'est une situation tellement complexe…

L'un des groupes européens les plus controversés est Rammstein. Ils étaient sur une bande originale de film à laquelle tu as également participé. Qu'en penses-tu ?

T.R. : Honnêtement, je ne connais pas assez leur musique pour me permettre un commentaire. Tout ce que je sais, c'est que David Lynch est un grand fan du groupe et qu'il les voulait sur la BO de "Lost Highway".

Tes fans ont une image de toi très noire et mystérieuse. Sur Internet, on peut même lire que tu ne composes que la nuit dans ta chambre mortuaire de la Nouvelle-Orléans…

T.R. : Oh non (rires) ! Ca m'arrive bien sûr mais je ne compose pas que la nuit, je ne suis pas un vampire !

Dans ta vidéo "Closure", on te voit détruire une loge et visiblement t'amuser avec ton équipe, alors que tout vole en éclat. C'est une scène relativement violente. Comment approches-tu cette prochaine tournée ?

T.R. : La raison pour laquelle j'ai appelé cette vidéo "Closure" était quelque part une manière de "fermer" le chapitre… cette tournée était devenue ridicule, trop longue aussi… Etre constamment avec des gens comme Marilyn Manson et le cirque qui va autour, bouffe pas mal d'énergie. La musique et l'attitude nous poussaient à en venir chaque soir à des extrémités dangereuses. Nous sommes tous tombés d ans un état proche de la folie longue pause - ndr)… Pour moi, cela faisait partie de tout ce schéma d'autodestruction dans lequel je me m'étais engouffré. C'était une manière de ne plus exister. Le nouvel album représente vraiment le nouveau Nine Inch Nails. J'ai d'autres objectifs maintenant. Je dis ça quelques mois avant de partir en tournée mais je te donne rendez vous backstage dans quelques temps pour que tu voies par toi-même ! (rires) je ne regrette rien de cette période mais cette vidéo est vraiment pour moi une empreinte indélébile. Pour que je n'oublie jamais ce que j'ai été capable de faire, pour que jamais je n'oublie l'état de désespoir profond dans lequel je me trouvais à ce moment là et où la musique peut aussi te conduire.

du cœur et des tripes

Ressens-tu une pression quelconque de ton public qui aime justement ce coté destructeur en toi ? 

T.R. : Je me suis beaucoup posé cette question pendant que je composais… Je sentais quelle tournure était en train de prendre ma musique et je me demandais bien comment le public ou la critique allaient percevoir cette transformation. A vrai dire, je ne me suis pas posé la question longtemps, puisque j’ai vite réalisé que mon premier souci était celui de rester vrai et honnête. Ce disque vient du cœur et des tripes. Tant pis si il n’y a pas de ‘titre radio’ ou si les fans écrivent leur déception sur le Net. Maintenant que le disque est sorti, je suis serein et lis sans problèmes les articles ou les commentaires faits à mon sujet. Je savais que cet album était différent, qu’il foutait moins de coups de poings sur la gueule que ‘Downward Spiral’ par exemple… Mais je savais qu’il était aussi la réflexion exacte de ce que j’étais devenu. Le Trent Reznor de cette fameuse vidéo n’existe plus. J’ai perdu pas mal de gens au cours de cette transformation et cet album m’en ferra encore sûrement perdre d’autres. maintenant, je dors bien la nuit et je me regarde dans la glace chaque matin sans dégoût. J'ai lu des critiques positives sur cet album, et ça me fait plaisir. Ces gens-là ont sûrement dû mûrir en même temps que moi. Pour autant, je déteste penser que je fais de la musique de vieux! Que ça y est, j'ai franchi le cap des trente ans et toutes ces conneries… 

Dirais-tu que "The Fragile" est toujours un album de musique industrielle ?

T.R. : Je ne sais pas, parce qu'aux Etats-Unis, tout est classifié et rangé. Oui je serrais sûrement mis dans les bacs aux côtés de Ministry et Front 242 (même si je pense ne pas être aussi dur). Pour moi, il y a l'esprit et la qualité abstraite d'utiliser les sons comme une façon de porter une croix émotionnelle. Sur "Pretty Hate Machine", j'ai incorporé des sons; des bruits de cette manière. Mais cet album est bien plus libre, je me fous d'appartenir encore ou non au mouvement industriel.

Il y a dans "The Fragile" de pures références à la musique des 70's, en avais tu conscience lorsque tu composais ?

T.R. : Oui… Du moins je savais pertinemment après avoir pris un peu de recul sur mes compos qu'on pointerait du doigt des chansons qui font référence à Bowie, Iggy Pop et même certains albums de Queen… La technique de production était complètement abstraite. Nous avions quelques points de référence. Sur certains solos de guitares notamment, je m'en rendais bien compte, mais c'est tellement venu d'un endroit inconscient et instinctif, que j'ai pensé que c'était bon. Tu sais, je n'ai écouté aucune musique pendant la réalisation de "The Fragile", mais il y a des influences qui rejaillissent d'une manière ou d'une autre à un certain moment, c'est évident.

Tu as appelé un de tes titres pare un nom français ("La Mer") pourquoi ?

T.R. :Cela n'a pas de relation directe avec la France. C'est le moment ou j'étais au plus bas. Je suis allé m'installer à Big Sur, dans ma maison sur la côte californienne pendant quelques mois. Je me souviens avoir passer des heures entières à regarder l'océan, perché sur mon rocher. L'endroit n'était pas une petite plage sympa, mais plutôt des falaises abruptes où s'écrasaient violemment d'énormes vagues gelées. J'étais perché en haut de ce rocher et c'est de là qu'est venue cette chanson. Le calme, la beauté et la peur m'ont été inspiré par l'océan. Si je l'ai appelé "La Mer" c'est parce que j'aime ce nom en Français, c'est tout. Je le trouvais plus poétique que "The Sea" (sourire)

Tu as accepté pour la première fois de ta carrière de jouer en live à la télé lors des derniers MTV AWARDS. Qu'est-ce qui t'as motivé à y aller ?

T.R. : C'était une décision difficile à prendre, d'autant plus que je sortais d'une longue période de silence. Notre album sortait simultanément, et on m'a demandé si je voulais participer à ca show. Je me suis demandé si, dans ce contexte, nous pouvions faire bonne impression, alors j'ai demandé qui allait jouer live ce soir-là. Quand j'ai eu la liste de chaque artiste, j'ai vu que ça allait être à l'opposé de ce que nous voulions rendre et j'ai trouvé cela très stimulant (sourire)

Quel effet ça fait d'être numéro un au fameux Billboard américain ?

T.R. : C'est très flatteur ! Nine Inch Nails devant les Backstreet Boys ! Ce n'est pas un album que j'aurais même imaginé aller dans ce classement-là d'autant plus que ça ne nous était jamais arrivé auparavant.

au bord du gouffre

Considérant le fait que faire de la musique c'est vouloir séduire, penses-tu que la séduction est dangereuse ? 

T.R. : Si je t'ai bien compris, hum… Beaucoup de ce que j'aspire à faire… j'ai réalisé que mon public était bien plus important qu'il aurait du être, et je suis surpris aussi qu'il achète cet album, parce que je pense qu'il ne sait pas vraiment ce qu'il y a à l'intérieur… J'aime l'idée d'aller au-delà de ce qui est subversif, tirer un trait sur ce qui est attendu. J'ai passé tellement de temps sur cet album à essayer de créer une atmosphère différente et particulière en occultant justement totalement ma nature séductrice qui m'avait personnellement conduit au bord du gouffre… Cela dit, j'aime toujours autant l'idée de donner une pomme aux gens à l'intérieur de laquelle se trouverait une lame de rasoir…

Que t'a apporté Nine Inch Nails ?

T.R. : je suis heureux aujourd'hui comme je ne pensais plus l'être. je ne veux pas imaginer ce que je serrais devenu si je n'avais pas eu ma musique et ce destin. Bizarrement, Nine Inch Nails m'a emmené au plus profond avant de me porter au plus haut. Aujourd'hui, je suis enfin heureux.

Par Jade Petit

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