Interview retranscrite du magazine français Rock & Folk de décembre 1999 par Benjamin Six de Dissonance.
Affronter mes démons Alors que chacun commençait à croire en la sortie de ce nouvel album comme en la fin du monde selon Paco Rabanne, la tête pensante de NIN s’enferme finalement dans son studio de la Nouvelle-Orléans où il enregistre démo sur démo… sans direction générale. Il prend alors contact avec Alan Moulder, ingénieur producteur avec qui il avait déjà collaboré sur son précédent LP. " Quand je me suis mis à composer, je savais exactement ce que je ne voulais pas faire, mais je n’avais aucune idée d’où je voulais aller, simplement parce que je traversais une crise aiguë (il lève les yeux au ciel et soupire)… et je n’étais vraiment pas heureux, je déprimais depuis trop longtemps sans vouloir l’accepter. " Dans le cas de Reznor et à la différence de nombreux candidats à la fashion depression, celui-ci cache effectivement depuis longtemps quelques cadavres dans ses placards : l’homme camoufle allègrement des antécédents familiaux difficiles (divorces de ses parents, sentiment d’abandon…), une déception profonde envers le business et, cerise sur le gâteau, il perd coup sur coup des proches qui comptaient vraiment. " L’expérience m’a montré que j’ai besoin d’aller au fond du trou pour pouvoir me relever. Je sais pertinemment que pendant des années, j’ai refusé de regarder au fond de mes pupilles, de m’asseoir face à moi-même pour régler mes problèmes. J’évitais la confrontation." Comme quiconque traversant un rite de passage, Trent Reznor apprend à ses dépends qu’il faut sacrifier certains de ses acquis et plonger vers l’inconnu pour devenir… un homme. " plus j’ai commencé à travailler sur moi, plus j’ai pris conscience que si la musique m’avait déjà sauvé, elle pouvait le seconde fois, pour peu que j’ai le courage d’affronter mes démons. " Il prend sa respiration. " Enfin, j’avais peur de ne pas m’en remettre si mon investissement dans la musique était un échec. " Trent en passe par la thérapie pour prendre le recul nécessaire, il s’aperçoit que ce qui le hante ne le tuera pas tant qu’il saura y faire face. " même si l’écriture a un effet bénéfique sur la gestion des problèmes personnels, on peut également s’y réfugier et, dans mon cas, j’avais besoin de clarifier ma vie entière avant d’y retourner. Je pense que reconnaître que j’avais un problème en commençant cet album m’a littéralement sauvé, le processus de création de ‘The Fragile’ me redonnât force et confiance en moi. " Faisant finalement abstraction du fait que la critique, les fans et ses principaux rivaux l’attendent au tournant, Reznor laisse parler son âme et Alan Moulder appuie sur play-record. " Aller dans des directions qui serraient trop éloignées de mon univers m’a toujours rendu inquiet mais, lorsque Alan et moi avons commencé à enregistrer, j’ai senti que j’étais déjà quelque peu libéré de mes angoisses et je ne voyais aucune limite à ce qui allait sortir de ce studio. J’ai donc pris divers instruments et me suis laissé aller à jouer des choses très abstraites, sans réelle construction. Ce qui nous a tout de suite plu, c’est que ce que nous faisions ne ressemblait à rien de ce que nous avions pu entendre jusqu’ici. Nous ne nous posions pas la question de savoir si cela donnerait lieu à un album instrumental, à la Bo de film ou de la chanson… Je ne savais d’ailleurs toujours pas si j’allais mettre des voix sur tous les titres. En fait, j’ai seulement laissé mon subconscient guider la musique. " Reznor fait alors référence à celui avec lequel il a partagé la scène et qu’il considère également comme son mentor, David Bowie. " A ce moment-là, nous écoutions beaucoup ‘low’, ‘Heroes’, ‘Lodger’, le période Eno et je pense que, comme eux à cette époque, nous ne savions pas ce que donnerait au final l’ensemble des pièces musicales. L’aspect le plus positif de cette expérience est que nous ne nous sommes jamais retrouvés à court d’idées. " Thérapie par le son Avec bien en tête le fait que la matière musicale pourrait toujours facilement s’orienter vers une option chansons, la caravane NIN arrive gentiment au terme de sa première année de studio. " Nous avions alors un album instrumental quasiment terminé mais je savais que ce n’était pas une direction logique pour Nine Inch Nails. J’étais par ailleurs beaucoup mieux dans ma peau, ce qui fait que j’avais toute la force nécessaire pour reprendre le stylo et écrire des textes. " Résultat, ceux de " The fragile " laissent transpirer les lueurs de l’espoir et du décalage… comme si Reznor ne cherchait plus à planter ce clou de 9 au milieu de son propre visage. " Cet album est le témoin de la paix que j’ai tenté d’instaurer avec moi-même, comme si certaines paroles exprimaient mon envie de me réconcilier avec quelqu’un que j’avais blessé, négligé, abîmé… le processus de création de ce disque m’a d’ailleurs aidé à dépasser la crise. " En entendant ses paroles, on se remémore le récit des excès avec Manson et le Jim Rose Circus, la violence, le sexe et la drogue… " je n’ai jamais été accro à quelque drogue que ce soit. J’en ai consommé (sourire) plus que raison dans des circonstances d’extrême laisser-aller, parce que j’ai tendance à me laisser faire quand je suis mal dans ma peau. Avec le recul, les excès en tout genre m’ont aidé à m’imposer des limites mais il y a des endroits où je ne me laisserais plus entraîner par simple souci d’autodestruction ou de masochisme. Ecrire ‘The Fragile’ a sincèrement fait de moi un homme meilleur. " Effet le plus audible de cette thérapie par le son, les chansons qui virent le jour dans la seconde partie de la conception de " The Fragile ". " Quand nous avons commencé à réfléchir à des structures de chansons, le nombre de titres s’est décuplé, parce que nous ne voulions pas laisser tels quels des morceaux saturés d’idées. A un moment, nous nous sommes retrouvés avec près de quarante titres et la terrible responsabilité de devoir choisir ceux qui seraient sur l’album. c’est donc en toute conscience et en essayant de ne pas passer pour un sale prétentieux que j’ai décidé de partir vers un double album. Quelque part, essayer de nous séparer des morceaux instrumentaux ou des plages ambiantes serait revenu à éjecter ce qui nous avait amenés jusque-là, ignorer une partie de l’histoire, et cela nous aurait fait perdre beaucoup de l’atmosphére générale du disque… " Il se marre. " Et je peux t’assurer que lorsqu’on vient de faire attendre cinq ans sa maison de disques et qu’on arrive en lui annonçant qu’on va lui livrer un double album, il faut être motivé… " Pendant toute la période de création, les musiciens et les gourous du show business défilent en banlieue de new Orleans. On croise Page Hamilton, Adrian Belew, Bob Erzin – " Detroit Rock City " de Kiss est d’ailleurs le seul sample déclaré de cet album – Rick Slayer/RHCP/Tom Petty… Rubin et tous font davantage s’ouvrir l’horizon de Nine Inch Nails. Vers un triple CD " j’ai rencontré ces personnages à un moment ou un autre de ma vie et ils m’ont tous surpris par leur état d’esprit. mon idée était donc que, si je pouvais réunir un groupe de personnes ayant les idées radicalement différentes mais un talent certain autour de ce projet, celui-ci prendrait une autre dimension. Dans cette optique, je ne les ai jamais fait jouer sur des structures mais, chaque fois qu’ils trouvaient un passage qui leur plaisait, je les faisais improviser sur des boucles jusqu’à ce que j’entende quelque chose qui me titille et que je le mette de côté pour plus tard. Il m’arrivait d’être très abstrait sur ce que je leur demandais, du style :’Joue quelque chose de lent, de mélodique avec du phrasé.’ Ou ‘N’utilise ta guitare que comme des percussions.’ Cela m’a donné beaucoup de perspectives que je n’aurais certainement pas eues seul ou avec le groupe. " Ce qui peut malheureusement aussi mener au plagiat comme sur le ‘Just Like You Imagine‘, qui aurait facilement pu trouver sa place sur un album de Bowie. " Hum, cela m’a seulement permis de faire un léger clin d’œil à ‘Outside’ et de capter son ambiance. Mais je n’ai pas fait cela volontairement. Ce titre sur lequel se retrouvent Mike garson et Adrian revêt à mes yeux un intérêt certain dans le tableau final de ‘The Fragile’. " Trent part alors sur une explication chronologique de l’album, et on apprend que le disque de droite (le second) a été presque entièrement composé après celui de gauche (le premier) et que près de dix morceaux supplémentaires sont restés dans un tiroir… entrouvert. " Nous venons à peine de terminer de les mixer. Ils atterriront l’année prochaine sur un EP ou sur des singles mais ils auraient très bien pu se trouver sur cet album. En fait, je peux t’assurer que pendant les derniers mois de mixage, j’ai cru devenir fou : plus nous avancions, plus j’avais l’impression que nous allions vers un triple CD et qu’il sortirait pour le prochain millénaire. Il a donc bien fallu faire des coupes. " Puissance de la mer Trent Reznor ne semble pas vouloir entrer dans la compétition de mortel ping-pong à laquelle se sont déjà inscrits manson, Courtney Love, Jonathan Davis et autres suppôts de MTV. Il a aujourd’hui appris à épargner ses émotions et préfère se concentrer sur la musique plutôt que sur les rumeurs. " Je me souviens encore des moments précis où j’ai découvert Pink Floyd, Jesus & the Mary Chain, Bowie et du plaisir que cela m’a procuré, du sentiment de me sentir moins seul. Aujourd’hui, je ne veux plus me retrouver dans une situation où l’angoisse d’être jugé ou critiqué me fasse oublier ce plaisir de faire et d’entendre de la musique. Alors j’essaye de prendre mes distances avec ces histoires de business qui ne sont que périphériques à ma passion… " La représentante d’Interscope vient nous faire savoir que la converstion doit prendre fin, nous prenons juste le temps d’évoquer un élément très présent dans les textes de " The Fragile " : la mer, cet Océan qui représente cette force qui l’a conduit à reprendre les rênes de la machine Nine Inch Nails. " peu de temps avant l’enregistrement, Rick Rubin m’a dit que j’avais besoin de vacances au calme. Il m’a pêté une maison à Big Sur qui donne sur la mer… J’étais vraiment au plus bas, l’aggressivité et la puissance de la mer ont réduit mes problèmes à leur taille réelle. Désormais, cet Océan représente un peu pour moi le chemin parcouru… " Stéphane Hervé
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