Interview retranscrite par TRM de la page Dissonance

Trent Reznor, l'homme malade du rock

Il aura donc fallu patienter cinq ans pour que Trent Reznor donne un successeur à cette terrifiante descente aux enfers de l'autodestruction qu'était The Downward Spiral. Cinq années au cours desquelles le démiurge de Nine Inch Nails aura collaboré à des bandes originales de films (Tueurs-nés, d'Oliver Stone, Lost Highway, de David Lynch), produit Antichrist Superstar, l'album de la gloire pour le freak Marilyn Manson et touché le fond. Rattrapé par un succès auquel ni lui ni sa musique difficile n'étaient préparés, le sorcier de l' indus a trouvé refuge dans les drogues et sombré dans une dépression nerveuse. Cette chute, assez courante dans ce milieu, serait sans grand intérêt s'il ne s'agissait de Trent Reznor, proclamé sauveur du rock par la presse américaine, dernier héros morbide des adolescents de la middle-class depuis la disparition de Kurt Cobain. Double album aussi attendu (deux ans de gestation) qu'ambitieux (23 chansons), The Fragile quitte enfin l'ombre pour la lumière.

Il y a dix ans, Pretty Hate Machine, premier chapitre de Nine Inch Nails, entérinait la victoire de la machine sur l'homme et ne trouvait d'issue que dans le luddisme et le sabotage. La grammaire de l' indus était posée : guitares hypersaturées, voix torturée, boîtes à rythmes robotiques, claviers à l'agonie. Le jeune homme originaire de la Pennsylvanie broyait du noir en concassant des sons, attitude radicalisée, parfois caricaturée, dans The Downward Spiral. The Fragile est l'antithèse de Pretty Hate Machine : ce long tunnel de spleen, de violence et de cauchemars débouche sur la faillite des systèmes et le retour de l'individu.

CD-ROM VAMPIRE

Dans son studio de La Nouvelle-Orléans, Reznor a mis en musique un journal de sa déprime, aussitôt comparé à The Wall, parallèle renforcé par la collaboration du producteur du monument de Pink Floyd, Bob Ezrin. Le sujet, peu original, est en effet identique : la solitude et l'incommunicabilité d'une star mégalomaniaque, via l'éternel retour de « l'homme schizoïde du XXe siècle » apparu il y a trente ans dans le premier King Crimson - dont l'ancien guitariste, Adrian Belew, participe également à The Fragile. L'album de Reznor joue de l'ambivalence de la personnalité en proposant deux entrées, un disque « à gauche » (pop haineuse ou mélancolique) et un « à droite » (inqualifiable, disons électro-funk expérimental).

Le premier, qui orchestre le choc entre la névrose de l'auteur et les agressions du monde extérieur, offre une stupéfiante entrée en matière. Quatre notes jouées sur une guitare classique semblent buter sur un mur, avant d'être étouffées par un martèlement de batterie et des bruits parasites de forge. « J'ai volé trop haut et je me suis brûlé les ailes / J'ai perdu la foi dans tout », gémit Reznor. On craint devoir endurer cent minutes de plaintes narcissiques lorsque résonne le clavier spatial de The Day the World Went Away (une des meilleures chansons jamais écrites par Reznor), bientôt rejoint par des guitares tendues dans le rouge, avant un finale ad lib inattendu. A cette pop mutante et impure succède une pièce instrumentale (il y en aura six, formidables miniatures de musiques de films imaginaires), construite à partir d'un piano impressionniste et de synthés bourdonnant comme une ruche. Cet apaisement, qui laisse sourdre la menace, est brutalement interrompu par une promenade dans le Berlin glacial de Bowie (son pianiste, Mike Garson, participe lui aussi à l'effort de guerre) et d'Iggy Pop.

The Fragile tient les promesses de ses premiers titres. Cet album multidirectionnel n'est pas un CD, mais un CD-ROM, une mise à nu sonore et visuelle explorant tous les recoins de son tourmenté créateur, une oeuvre vampire se gorgeant de tous les genres - europop, trash, metal, musique contemporaine. Mais Reznor a ordonné son intérieur en ruines : avant de casser ses jouets, il écrit des chansons mélodiques ; à la différence des bûcherons de l' indus, le bruitisme est ici un moyen, jamais une fin. Sa science des arrangements fait le reste. Alors que ses beats, peu dansants, ne ressemblent en rien à ce qu'en font les DJ de la techno, Reznor a recours à une riche palette d'instruments (notamment violoncelles et ukulélés) pour illustrer sa fragile résistance.

La guérison du convalescent progresse dans I'm Looking Forward to Join you, Finally, quatre titres avant la fin du voyage. « Je me souviens parfois du parfum du soleil », chante Reznor qui se taira dans Ripe (with Decay), dernier instrumental dodécaphonique. Des grésillements d'insectes, puis un larsen ferment ce disque sans tubes, dont le premier paradoxe est d'être à la fois le plus accessible et le moins complaisant de son auteur.

Comment ce rejeton de la junk culture américaine, éduqué avec Kiss, les films d'horreur et les superhéros des comics, peut-il signer une oeuvre aussi sidérante, qui mérite des écoutes répétées et laisser sur le carreau tant de poseurs d'un rock « cérébral » ? Cette égalité des chances fait aimer le rock et ce grand disque malade.
Bruno Lesprit

The Fragile, 2 CD Nothing/Interscope Records 490 473-2. Distribué par Universal. 
Le Monde daté du samedi 4 décembre 1999