"The Fragile"
passe le cap du coup de chance qu’auraient pu finalement rester les précédentes
productions de Nine Inch Nails. Un premier album "Pretty Hate Machine",
il y a dix ans, avait fait la différence avec les autres groupes
indus mais ne fut repéré que quelques mois après sa
sortie grâce au Lollapalooza où le groupe vola la vedette
à tous le monde.
"The Downward Spiral", cinq ans plus tard montra une avancée
dans la recherche sonore mais peut-être au détriment de la
construction. Trop de bruit et de fureur ne remplaçaient pas alors
l’écriture de morceaux qui parfois s’enlisaient un peu.
Le disque était néanmoins sauvé par son ancrage
dans l’histoire des albums concept qui, de King Crimson (la présence
depuis lors du brillant guitariste Adrian Belew n’y est sans doute pas
pour rien) à Smashing Pumpkins (là, c’est le travail d’orfèvre
du son du producteur Alan Moulder qui y renvoie), a marqué le rock
par la rareté de ces chefs d’œuvre.
Avec "The Fragile", Trent Reznor embrasse enfin réellement la
totalité du spectre musical rock sur ce double album, qui va d’un
(sombre) folk acoustique à de l’indus bruitiste, d’une corde de
violoncelle ou de ukulélé à la programmation de cellules
sonores sur séquenceur, d’une pop (presque légère)
à l’expérimentation pure issue du studio. Tout cela pour
ne parler que des arrangements. L'avantage non négligeable ici est
que tous les morceaux sont remarquablement écrits, d'une facture
presque classique pour certains.
En fait, Trent Reznor n’est plus seul avec ses démons. Il est
aujourd’hui entouré d’une équipe qui connaît l’homme
et qui enrichit ses recherches de sa propre expérience. Le travail
pointilleux du pianiste de Bowie Mike Garson est particulièrement
remarquable ainsi que ce que produit le groupe (Charlie Clouser et Danny
Lohner en avant) autour de son leader.
Pourtant "The Fragile" reste avant tout l'oeuvre de Trent Reznor. Il
aurait sans doute pu le réaliser seul. Il aurait mis peut-être
plus longtemps mais il y serait parvenu. Car on sent au long des vingt
trois pièces de ce double album que l’âme dérangée
de Reznor est partout présente : dans le crescendo d’ouverture de
"Somewhat Damaged", dans les accords de piano et les cris de "Just Like
You Imagined" (plus beau morceau du disque), dans les sons organiques à
souhait produit par les cordes et les larsens, jusqu’aux références
à My Bloody Valentine, Depeche Mode (circa "Music For The Masses"),
Pink Floyd, Tom Waits, Nirvana ou la scène indus électro
à laquelle on le rattache peut-être par défaut.
"The Fragile" se révèle alors être une synthèse
de la musique torturée (mais terriblement bien écrite) de
cette fin de siècle, et en cela, Trent Reznor a bien jouer de nous
faire attendre cinq ans.
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